X
UN TOUR DU DESTIN

Après la traversée la plus pénible, de mémoire de Bolitho, le Benbow avait enfin jeté l’ancre à Spithead. Ils étaient partis près de trois mois, ce qui n’était pas très long pour tout officier tant soit peu expérimenté. Bolitho ne s’était pas attendu à revoir jamais Spithead, en tout cas pas pour cette raison.

Les vagues courtes, ourlées de crêtes jaune sale, étaient presque jolies, et l’air humide de la chambre devenait moins nauséabond.

Bolitho s’éloigna prudemment des fenêtres de poupe en s’efforçant de ne pas trop s’appuyer sur sa jambe malade et de ne pas crier de douleur. Il s’était obligé à faire quelques pas chaque jour, soutenu par Allday ou par Ozzard, ou par les deux à la fois au plus fort de la tempête.

Etait-ce l’amour-propre ou la rage, il ne savait trop, mais il avait fait des progrès. Il soupçonnait le commodore Rice, de l’escadre des Downs, d’avoir inconsciemment contribué à la chose.

Herrick avait proposé à Rice de prendre le commandement des deux escadres réunies, tandis que lui-même conduirait le Benbow au port pour y subir contrôles et réparations.

Rice avait presque envoyé promener Herrick. Il était sans doute très désireux de retourner à son poste précédent, moins pénible. Il pensait visiblement que Bolitho était mourant, et Herrick était trop jeune pour qu’il daignât lui accorder la moindre considération. Mais peu importe, Bolitho avait appelé Yovell et lui avait dicté un court message pour le commodore. Rice devait prendre à titre provisoire le commandement des deux escadres, jusqu’à nouvel ordre, Si Ropars ou d’autres vaisseaux ennemis tentaient d’entrer dans la Baltique, ils se heurteraient à des forces plus importantes et courraient davantage de risques.

Herrick frappa à la porte et entra.

— Nous avons mouillé, amiral – il regarda Bolitho, l’air un peu soucieux. Vous devriez vous reposer.

— Avez-vous l’intention de me faire débarquer dans la chaise du bosco, Thomas ? Comme ce médecin que nous avions ou comme un vulgaire colis ? – il grimaça, le pont s’inclinait. Mais je ferai attention.

— Bien sûr, amiral, répondit Herrick en souriant. Je compte entrer à Portsmouth avec le flot, je viens de demander l’autorisation au major général – et, l’air grave : Le sixième lieutenant vient de passer. Dire qu’il était si près de chez lui !

Bolitho hocha pensivement la tête. Après tout, c’était mieux ainsi. Un jeune officier, la moitié de la figure emportée, l’esprit dérangé, cela n’aurait causé que du souci. A présent, sa famille allait cultiver sa mémoire.

— Cela fait beaucoup d’hommes de grande valeur, Thomas. J’espère qu’ils ne sont pas morts en vain.

— Oubliez tout cela, amiral. Cela nous est déjà arrivé tant de fois.

— Et que comptez-vous faire ?

— Dès que nous serons à terre, je compte renvoyer chez eux les aspirants et quelques-uns des hommes mariés.

Bolitho savait ce que Herrick entendait par « hommes mariés » : les officiers, et certains officiers mariniers. Pour les marins, quelque fidèles qu’ils pussent être, ils risquaient de déserter après avoir goûté aux joies du foyer.

— Naturellement, ajouta Herrick, je compte rester à bord. Si Dieu veut, ma femme viendra me rejoindre.

Bolitho alla s’asseoir en prenant énormément de précautions.

— Vous aurez de cette façon le meilleur de vos deux univers, Thomas. C’est très bien ainsi.

— C’est vrai, j’ai de la chance – il avait l’air presque malheureux à cette pensée, Comptez-vous vous rendre à l’Amirauté, amiral ?

— Oui, fit Bolitho en esquissant une grimace. Mais je préférerais y aller dix fois à bord de ce bâtiment plutôt que de prendre la malle de poste jusqu’à Londres !

Allday s’encadra dans la porte. Impeccablement vêtu, il avait mis sa veste à boutons dorés et portait des chaussures à boucles.

— J’ai rappelé l’armement de votre canot, amiral.

Herrick le regardait fixement, sidéré.

— Vous n’avez tout de même pas l’intention d’aller déjà à terre, amiral ! Nous serons à quai dans la soirée, vous pouvez très bien descendre Chez George et prendre la diligence demain.

Bolitho s’amusait de le voir s’inquiéter ainsi.

— Il faut que je réapprenne à marcher, Thomas. Et quelque chose me dit que je ferais mieux de ne pas traîner dans les parages.

— Eh bien, si vous avez déjà pris votre décision… soupira Herrick.

— On sait bien tous les deux comment il est, commandant, fit Allday en riant.

On entendait des bruits de pieds, les poulies qui s’entrechoquaient. Le Benbow était de retour, mais, pour ceux qui le voyaient de la terre, ce n’était guère plus qu’un bâtiment parmi tant d’autres. On était plus à l’abri en le voyant ainsi, de loin, en lisant le récit de ses aventures dans La Gazette qu’en le voyant de près. Pour tous ceux que la marine laissait indifférents, un navire était un navire. Ils ne percevaient pas les muscles ni les os, le sang, la peur.

Bolitho laissa Ozzard lui passer son manteau. Il resta impassible, tout en sachant très bien que ni Herrick ni Allday n’étaient dupes. Il transpirait de douleur, le moindre effort était une épreuve. Le ceinturon, le sabre puis le chapeau. Ozzard termina en mettant la natte en place par-dessus le col galonné.

Allday murmura en finissant de mettre son sabre à poste :

— Si vous étiez un peu plus maigre, amiral, on vous ferait tenir la taille dans un collier de chien !

Browne apparut à son tour dans l’embrasure, déjà équipé de son manteau de mer.

— Canot paré, amiral.

Il examina rapidement Bolitho et conclut d’un signe d’approbation.

Précédés de Herrick, ils se dirigèrent vers la poupe puis vers la dunette, dont le plancher humide était tout glissant.

Bolitho observa un instant la foule des marins grimpés dans les enfléchures ou massés sur les passavants.

— Je n’ai donné aucun ordre, amiral, fit vivement Herrick.

Bolitho ôta sa coiffure et se dirigea lentement vers la coupée. Il avait l’impression qu’elle était à un mille plus loin, il manquait de s’écrouler à chaque mouvement du pont. Il se sentait un peu étourdi, encore étonné de vivre. C’était sa première sortie sur le pont depuis que cette balle de mousquet l’avait terrassé. La douleur, la grosse perte de sang qui avait suivi, il n’avait guère besoin de se remémorer tout cela en ce moment.

— Appuyez-vous sur moi, fit Browne à voix basse – lui aussi perdait son calme. Je vous en supplie !

Soudain, un homme poussa un vivat, suivi immédiatement par un chœur unanime qui balaya tout le pont comme la marée qui monte.

Pascœ agitait sa coiffure comme les autres, son sourire en disait plus que tous les mots.

Il y avait là Grubb dans son manteau éculé, la grande silhouette de Wolfe, tous ces visages qui étaient devenus des noms. Ses hommes.

— Allons-y, monsieur Browne, dit Bolitho, tout en tendant la main à Herrick. Thomas, je vous tiendrai au courant, mes hommages à votre épouse.

La souffrance l’obligeait à parler entre ses dents. Il se pencha pour regarder le canot, l’armement impeccable, chemises à carreaux et chapeaux goudronnés, les avirons tout blancs qui se détachaient sur une mer grisâtre.

C’était maintenant ou jamais. Bolitho enjamba l’hiloire et se concentra sur le canot, sur Allday qui, le dos raide et le chapeau à la main, l’attendait en bas, paré à aider à la descente.

Mais les vivats de ses marins, les cris l’aidèrent à oublier la gêne, l’effort qu’exigeait chaque pas. Il finit par embarquer dans le canot.

L’embarcation poussa, Bolitho leva les yeux vers le tableau du Benbow. On apercevait les réparations sommaires qui avaient été réalisées pour cacher les trous faits par les boulets, les cicatrices pleines d’échardes causées par la mitraille le long des passavants.

Les hommes de nage trouvaient la cadence, Bolitho se retourna pour admirer la figure de proue qui pointait à l’étrave. Le vice-amiral Benbow avait perdu une jambe, il avait manqué de peu de suivre cet exemple.

La traversée était longue et cela l’aida d’une certaine manière à recouvrer ses forces. Le canot dansait sur les vagues, les embruns qui lui aspergeaient le visage le changeaient agréablement du confinement qu’il venait d’endurer dans sa chambre humide.

Quelques fusiliers aidèrent Bolitho et ses compagnons à se frayer un chemin parmi les spectateurs accourus pour assister à son arrivée.

A Falmouth ou même à Plymouth, on l’aurait reconnu immédiatement. Ici, les gens voyaient des amiraux tous les jours, il en arrivait et il en repartait pour ainsi dire avec chaque marée.

Une femme lui tendit son enfant et cria :

— Est-ce Nelson qui arrive ?

Un autre ajouta :

— Je ne sais pas qui c’est, mais il vient de se battre.

Bolitho aperçut une élégante voiture qui attendait près d’un mur.

Browne lui expliqua, en s’excusant presque :

— J’ai fait prévenir dès que nous sommes arrivés au mouillage, amiral. Elle appartient à un ami de ma famille, je suis heureux de voir qu’il a pu l’envoyer à temps.

Bolitho sourit. Cette voiture était magnifiquement suspendue et serait certainement plus confortable que la malle de Londres.

— Vous ne cesserez jamais de m’étonner !

Un jeune enseigne s’approcha et se découvrit :

— Je viens vous remettre des dépêches, amiral – il le regardait, hypnotisé, comme s’il voulait graver dans sa mémoire le moindre détail de la scène. Des dépêches du major général, amiral, et d’autres de Whitehall.

Browne les prit et les tendit à Allday.

— Mettez ceci dans la voiture et dites à votre patron de regagner le bord. Je suppose, ajouta-t-il d’un ton pincé, que vous avez l’intention de nous accompagner ?

— J’ai préparé un petit baluchon, monsieur, répondit Allday, tout sourire.

Browne poussa un soupir : depuis la guérison de Bolitho, Allday s’épanouissait comme le soleil des tropiques.

— Présentez mes respects au major général.

Bolitho imaginait Herrick en train de rédiger des rapports sans fin pour l’arsenal, une tâche qu’il détestait, comme tout commandant.

— Transmettez-lui mes sentiments les meilleurs.

Browne jeta au jeune officier, le messager de l’amiral, un regard foudroyant comme il s’enfonçait dans la foule.

Allday alla s’installer près du cocher solidement emmitouflé.

Mais Bolitho hésitait encore. Il se retourna pour jeter un dernier regard au mouillage que l’on apercevait par l’entrée de la darse. Il y avait de nombreux vaisseaux à l’ancre, mais c’est le Benbow qu’il regardait. Dans deux semaines, une nouvelle année allait commencer. L’an 1801. Qu’allait-elle réserver au Benbow et à tous ceux qu’elle enfermait dans sa grosse coque ?

Il grimpa dans la voiture et se laissa tomber avec bonheur dans les épais coussins.

— Souffrez-vous, amiral ? Si vous le souhaitez, nous pouvons attendre autant que vous le voudrez. La voiture et les chevaux sont à votre entière disposition tant que vous en aurez besoin.

Bolitho étendit les jambes pour se dégourdir.

— Ce doit être un ami bien précieux que vous avez là.

— Il possède la moitié du comté, amiral.

Bolitho se força à assouplir ses membres, un muscle après l’autre.

— Allons-y, j’ai l’impression que le travail du chirurgien tient le coup.

Il se laissa aller, ferma les yeux, il revivait ces moments fugitifs. Le visage d’Allday, les aides du chirurgien qui l’entouraient, sa propre voix qui geignait, qui demandait grâce, comme celle d’un étranger.

Et puis ce matin. Les matelots qui l’acclamaient. Il les avait conduits à deux doigts de la mort et ils avaient encore le cœur à lui souhaiter tout le bien possible.

Les mouvements de la voiture ressemblaient à ceux d’une coque dans le clapot. Le claquement des sabots et des roues sur le pavé laissa bientôt place au son plus étouffé de la boue sur la route et Bolitho tomba endormi.

 

— Holà, Ned ! Tout doux, holà, Blazer.

Bolitho se réveilla en sursaut et prit brutalement conscience de plusieurs choses. Il faisait beaucoup plus froid, du givre s’était déposé au coin des fenêtres. Son siège se balançait violemment. Mais surtout, Browne essayait de baisser la vitre, un pistolet à la main.

Browne murmura :

— Nom d’une pipe, le passage est bloqué !

Il s’aperçut que Bolitho était réveillé et ajouta sans aucune nécessité :

— Des problèmes, amiral, à entendre le bruit. Des voleurs de grand chemin ou des gentilshommes sur la route, je ne saurais dire.

La vitre s’abaissa soudain comme une guillotine et l’air glacé envahit la voiture en une seconde.

Bolitho entendit les chevaux qui se calmaient, le piétinement assourdi des sabots dans la boue. L’endroit était assez favorable à une embuscade, on se serait cru au bout du monde.

La voiture s’arrêta, un homme aux sourcils tout blancs apparut à la fenêtre.

Bolitho repoussa de côté le pistolet de Browne. C’était Allday, le visage et le torse couverts de givre.

— Une voiture, amiral, cria Allday. Elle est sortie de la route ! Il y a un blessé !

Browne descendit et se retourna pour protester en voyant que Bolitho s’apprêtait à le suivre.

Le vent soufflait fort et les manteaux des deux officiers volaient comme des drapeaux tandis qu’ils allaient derrière Allday Le cocher tenait ses bêtes fumantes et essayait de les calmer.

L’autre voiture, de taille assez modeste, était couchée sur le côté dans le fossé qui bordait la route. Un cheval se tenait non loin, comme indifférent à ce qui venait de se produire. Il y avait une tache de sang près de la roue arrière, toute rouge dans la boue couverte de grésil.

— Plus bas, par ici ! cria Allday.

Il remonta la pente, tenant un homme dans ses bras. Sa jambe pendait en faisant un angle bizarre, visiblement brisée.

— Doucement ! fit Browne en s’agenouillant près de lui. Il est sonné, le pauvre diable !

— Il se traînait pour essayer de sortir de là, dit Allday, il tentait sans doute d’aller chercher du secours.

Ils restaient là à se regarder, ne sachant que faire, lorsque Bolitho intervint :

— Regardez donc dans la voiture. Ici, poussez-moi !

Non sans difficulté, ils finirent par ouvrir la portière et la maintenir levée, comme un mantelet. L’autre était enfoncée dans la boue.

— C’est une femme, annonça Bolitho, elle est seule.

Il attrapa le rebord de la portière jusqu’à ce que le bois cassé lui déchirât la peau.

Mais non, rien ne s’était passé, il dormait encore, ce n’était qu’une nouvelle torture. Il sentit la présence d’Allday près de lui :

— Tout va bien, amiral ?

— Regardez à l’intérieur, finit-il par articuler, incapable de maîtriser le ton de sa voix.

Allday passa une jambe et se glissa délicatement à l’intérieur. En comparaison du vent glacé qui soufflait dehors, il y faisait presque chaud.

Il tendit la main, sentit le corps et sursauta en voyant que la tête tombait vers lui.

— Oh, mon Dieu !

— Aidez-moi à entrer, lui ordonna Bolitho.

Il ne sentit même pas sa cuisse bandée frotter contre la porte. Il ne voyait et ne sentait qu’une seule chose, ce corps de femme, son manteau de velours qui était tombé à ses pieds après le choc. Elle avait ces mêmes cheveux châtains, presque le même visage, trait pour trait. Elle avait même probablement le même âge que Cheney, songea-t-il douloureusement.

Osant à peine respirer, il entoura ses épaules de ses bras puis, après avoir hésité, posa la main sur son sein. Rien. Il s’humecta les lèvres. Il sentait physiquement la présence d’Allday, qui avait une envie féroce de la voir vivre.

Puis il sentit un faible battement sous sa paume.

— Rien de cassé, m’est avis, amiral, dit Allday d’une voix rauque. Elle a une vilaine contusion à la tempe.

Et avec une délicatesse étonnante, il releva une mèche de cheveux défaite sur sa figure.

— Si vous n’étiez pas là pour le voir, je n’y croirais pas moi-même, et c’est moi qui vous le dis.

Bolitho la tenait avec les plus grandes précautions ; il la sentait qui respirait doucement, son corps se réchauffait lentement.

Il entendit Browne qui, resté sur la route, les appelait :

— Mais que se passe-t-il, amiral ?

Ce pauvre Browne ! Il ne voyait sans doute rien de ce qui se passait, de là où il était, près du cocher blessé.

Mais, à vrai dire, que se passait-il ? se demandait Bolitho, désespéré. Une jeune femme qui ressemblait de manière frappante à Cheney, mais qui n’était pas Cheney. Un tour du destin qui les avait fait se rencontrer sur une route déserte, une rencontre sans lendemain.

— On ferait mieux de la sortir de la voiture, amiral, fit Allday en regardant Bolitho, l’air atterré. Faut dire que, sans nous, elle serait morte de froid.

Bolitho sortit, totalement désemparé. Le décor lui-même était comme il l’avait toujours imaginé : Cheney, qui portait leur enfant, prise au piège à l’intérieur. Le cocher avait été tué, mais Ferguson, le maître d’hôtel manchot de Bolitho, l’accompagnait. Il l’avait portée Dieu sait comment pendant deux milles pour trouver de l’aide, mais c’était peine perdue. Bolitho s’était si souvent représenté la scène. Si ces inconnus avaient été des acteurs, ils n’auraient pas pu reconstituer la tragédie avec plus de vérité, avec une telle cruauté.

— J’ai confectionné une attelle pour sa jambe, lui dit Browne. Il est un peu dans le cirage.

Son image était trouble à travers la vitre, son chapeau tout cabossé luisait de givre.

— Lord Swinburne est un gros propriétaire qui demeure dans les environs – et, appelant le cocher : Savez-vous où ?

Le cocher se contenta de hocher la tête, il n’avait visiblement aucune envie de se trouver mêlé aux suites de l’affaire.

— Oui, monsieur.

C’est alors que Browne comprit soudain qu’il se passait quelque chose d’insolite. Il vit Allday sortir un corps inanimé de la voiture puis fit volte-face pour demander à Bolitho de quoi il retournait. Mais Bolitho regagnait déjà leur voiture, l’air préoccupé.

Allday vint le retrouver et se pencha sur le cocher blessé.

— Eh bien, lui glissa sèchement Browne, que se passe-t-il donc ?

Allday le fixa d’un air calme, plus calme que ce qu’il ressentait.

— Monsieur Browne, si vous voulez aider, je vous suggère de fouiller avec moi l’autre voiture pour y prendre les bagages. Y a plein de voleurs dans les environs, ça pullule comme les corbeaux autour d’un gibet. Et puis, si vous voulez bien, vous pourriez aussi attacher ce cheval qui est là, derrière nous. J’suis pas trop à mon aise avec les chevaux.

Comme Browne s’exécutait et se dirigeait vers la voiture accidentée, Allday ajouta :

— Il vous racontera s’il en a envie, monsieur. J’veux pas manquer de respect envers vous, et vous le croyez pas, j’espère.

Mais il lui avait parlé sur un ton si rude que Browne traduisit : si l’envie lui en prend, il m’enverra au diable.

Puis une chose qu’il avait entendue lui mit soudain l’esprit en éveil :

— Elle ressemble à sa défunte femme, c’est cela ?

Allday soupira.

— C’est exactement cela, monsieur. Je la connaissais bien, j’en crois pas mes yeux – il se tourna vers l’autre voiture dont la silhouette se brouillait dans le givre. Comme s’il avait pas assez de soucis à penser…

Mais il y avait tant d’amertume dans sa voix que Browne décida d’en rester là.

Plus tard, alors que la voiture s’engageait péniblement sur une autre route, suivie docilement par le cheval dételé, Browne regarda Bolitho qui, aidé par Allday, essayait de protéger la jeune femme contre les chocs.

Elle était encore pâle et pourtant sa peau était légèrement hâlée. Elle avait visiblement fait un séjour outre-mer et n’était pas rentrée depuis longtemps. Browne estima son âge à trente ans environ. Elle était jolie, on ne pouvait rien en dire de plus. Une bouche charmante, que la souffrance et le choc n’avaient pas réussi à enlaidir. Et ces cheveux… Il n’en avait jamais vu d’aussi ravissants !

Sa main tomba à l’extérieur de son manteau, il vit Bolitho qui la remettait doucement en place. Il était tout ému, comme il ne l’avait encore jamais vu. Peut-être était-ce à cause de l’anneau qu’elle portait au doigt : elle appartenait à un autre, ce qui n’était pas extraordinaire, songea-t-il. Il surprit dans le regard une tristesse qui le toucha profondément. On n’inventait pas ce genre de chose. Dans ses rêves à lui, Browne voyait souvent une femme d’une beauté époustouflante et qui chevauchait à sa rencontre, mais si lentement que seule la perspective d’une issue heureuse rendait la souffrance supportable.

Cet anneau avait empêché Bolitho de seulement rêver.

— Nous entrons dans une propriété, amiral, annonça Allday.

Il tendit le cou pour écouter le cocher qui criait quelque chose au gardien. Puis il ajouta amèrement comme pour lui-même :

— Il aurait mieux valu qu’on fasse comme le commandant Herrick avait dit et qu’on soye resté à bord une nuit de mieux. On l’aurait jamais rencontrée.

La voiture s’immobilisa, on entendait des voix féminines.

— Crédieu, des officiers de marine et pas moins ! Hé, vous, là ! donnez donc la main ! Toi, va dire à Andy de seller et d’aller chercher le docteur !

— Heureusement, amiral, je me souvenais de cet endroit, fit simplement Browne.

Mais Bolitho ne l’entendit pas, il suivait déjà les autres qui se dirigeaient vers l’entrée d’une grande demeure.

 

Lord Swinburne était si petit qu’on l’imaginait mal avoir autorité sur une maison aussi magnifique.

Il tournait le dos à la cheminée, mais s’en tenait si près qu’on avait peur de le voir prendre feu. Il regardait tour à tour Bolitho puis Browne avec l’air matois d’une fouine.

— Je veux être damné, mais quelle histoire, monsieur. Et c’est bon de vous avoir parmi nous, euh, Bolitho. Les officiers du roi se font rares par ici, l’armée et la marine ont fait main basse sur tous les jeunes gens. Comment mon maître d’hôtel arrive-t-il à s’en sortir, c’est là une chose que je n’ose même pas lui demander !

Une servante arriva par la grande porte à double battant et fit la révérence :

— Je vous demande pardon, milord, mais le docteur est arrivé.

— Mais bon sang de bois, ma fille, conduis-le donc à la chambre ! Et dis-lui que j’ai quelque chose pour lui réchauffer les boyaux quand il aura terminé !

Nouvelle révérence de la fille qui lâcha un petit rire bébête et s’en fut.

Swinburne se mit à rire.

— Vous allez à Londres, à ce que vous dites, monsieur ? Pourquoi ne pas passer la nuit avec nous ? Mon valet dit que ça va souffler sec. Vous seriez sacrément mieux installé ici que dans je ne sais quelle auberge infestée de puces, je peux vous l’assurer !

Il était visiblement enchanté par la perspective de garder ces visiteurs imprévus.

Bolitho étendit un peu la jambe, la chaleur du feu soulageait la douleur lancinante.

Swinburne reprit, soudain plus grave :

— C’est une grâce du ciel que nous ayons des jeunes gens pour commander nos escadres. Et Dieu sait que nous allons en avoir besoin. J’ai appris que Nelson était rentré de Méditerranée et qu’il était déjà en Manche. De grands événements se préparent, si je puis dire.

Bolitho prit le verre que lui tendait un valet. Le vin était léger et frais, vraisemblablement un produit du cru fabriqué à partir de vieilles recettes. C’est ainsi que l’on pratiquait en Cornouailles, comme dans tous les endroits où l’on ne pouvait compter que sur ses propres ressources.

Lord Swinburne en savait plus long que lui, mais lui n’arrivait à manifester ni excitation ni même le moindre intérêt. Il ne pensait qu’à une seule chose : cette jeune femme, là-haut. Il la touchait, il sentait encore l’odeur de ses cheveux, lorsqu’il la tenait contre lui dans la voiture, Fallait-il qu’il soit fou, dément même, pour oser la comparer à Cheney ? C’était le passé. Tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, il faudrait qu’il trouve le moyen de s’en guérir définitivement.

— Je serais très heureux de rester chez vous, milord, fit Browne. Mon père me parle souvent de vous – il se tourna vers Bolitho : Cela vous conviendrait-il, amiral ?

Bolitho était sur le point de refuser, de se montrer même un peu rustre si nécessaire, simplement pour s’enfuir et cacher son désespoir. Mais il aperçut dans une glace un petit homme portant lunettes qui arrivait. Il reconnut le médecin.

— Eh bien, comment va-t-elle ?

Le médecin prit un verre de cognac et alla le mirer devant la flambée.

— Rien de cassé, mais elle a besoin de repos. Le choc a été violent et elle a le corps couvert d’ecchymoses, on dirait un lutteur de foire.

Browne essayait de feindre l’indifférence, mais il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce corps ravissant, dénudé et sans défense sous l’œil du médecin.

— Grâce à Dieu, ajouta le docteur, elle a repris conscience à présent. Sa Seigneurie veille sur elle, si bien qu’elle est en bonnes mains – et, tendant son verre : Par Dieu, milord, je ne savais pas que les contrebandiers livraient leurs produits jusqu’ici !

Lord Swinburne éclata d’un gros rire :

— Espèce de démon ! S’il y avait un autre médecin dans un rayon de cinq milles d’ici, vous ne remettriez plus jamais les pieds céans !

Ils étaient visiblement fort bons amis.

Le médecin reposa soigneusement son verre et se dirigea vers Bolitho.

— Vous devriez rester tranquille, monsieur.

Bolitho allait protester lorsqu’il aperçut du sang qui brillait à la lueur du feu, comme un œil cruel. Le médecin déboutonnait déjà sa veste.

— Voulez-vous me suivre dans une autre pièce ?

Browne regardait, fasciné, l’irritation de Bolitho se transformer en confusion lorsque le médecin ajouta doucement :

— J’ai pratiqué suffisamment de braves pour savoir ce qu’est une blessure, monsieur.

Comme ils quittaient la pièce, l’officier de bonne taille appuyé sur le petit docteur rondouillard, Swinburne dit à Browne :

— Vous servez un homme remarquable, Oliver. Mais cela pourrait aussi vous porter tort.

— Si le contre-amiral Bolitho est incapable de reprendre la route demain, je partirai sans lui, milord.

Browne réfléchissait. Cela en valait peut-être la peine, se présenter devant Sir George Beauchamp en se rendant seul à l’Amirauté avec les dépêches de Bolitho.

— Sinon, j’ai peur qu’il ne se fasse du souci.

— Cette pensée vous honore, mon garçon. Les routes ne sont pas ce qu’elles devraient être.

Le médecin vint les retrouver en boutonnant sa veste, comme pour montrer qu’il n’était plus dans l’exercice de ses fonctions. Il baissa le ton.

— C’est une blessure terrible, monsieur. Le travail a été bien fait, mais il y faut davantage de patience que ce que votre chef est prêt à accepter – il tendit les mains vers les flammes. Il a eu de la chance de tomber sur un chirurgien de cette qualité, si j’en crois ce que j’ai pu lire ou entendre.

— Eh bien, demanda Swinburne, qu’allez-vous faire ?

— Je le garde ici, si c’est possible. Je crois qu’il vit seul. Ce passage subit d’une vie très active à l’existence à terre pourrait lui faire plus de mal que de bien – il balaya d’un geste la grande pièce décorée de piliers. Mais, dans cette humble demeure, et avec Noël qui arrive une fois encore, je crois qu’il pourrait connaître pire !

Swinburne fit un clin d’œil à Browne.

— C’est décidé ! Vous partez rendre visite à ces grossiers personnages de l’Amirauté, puisque tel est votre devoir. Mais soyez de retour à temps pour les fêtes – et, se frottant les mains : Ce sera comme dans le bon vieux temps !

Lorsque Bolitho vint les rejoindre, il savait qu’il était inutile de protester ou de discuter. Parfois, il valait mieux s’incliner. Le destin, la dame Fortune de Herrick, on appelait ça comme on voulait. Quelque chose avait décidé qu’il quitterait le Benbow à la première occasion, quelque chose avait poussé Browne à emprunter cette voiture confortable au lieu de prendre la diligence pour Londres. S’il avait persisté dans ce dernier choix, il aurait emprunté une autre route, plus fréquentée.

Il essaya de chasser cet espoir ridicule, de le détruire avant de se laisser détruire par lui.

— Ah mais bon sang, fit Swinburne à voix haute. Bolitho ! Je ne vous avais pas reconnu. J’ai lu des choses à votre sujet dans La Gazette et dans le Times.

Il tendit le poing à Browne :

— Vous êtes encore plus bête que votre père, Oliver ! Vous ne m’avez rien dit ! Allez au diable, mon garçon ! Et dire qu’il était là, juste à côté de moi !

— Vous ne m’en avez guère donné l’occasion, milord, répondit timidement Browne.

Un domestique ouvrit grand les portes et Lady Swinburne, avec le calme solennel d’un vaisseau de ligne, s’avança pour accueillir ses hôtes.

— Ah, Oliver ! fit-elle en voyant Browne.

Elle n’en dit pas plus, mais Bolitho devina qu’elle y mettait du sous-entendu.

Elle prit la main de Bolitho et l’examina avec intérêt. C’était une femme imposante, elle devait bien dominer son mari de la tête et des épaules.

— Contre-amiral Bolitho, soyez le bienvenu. Vous êtes ce que j’aurais voulu voir notre fils aîné devenir. Il est tombé à la bataille de la Chesapeake.

— Ne vous faites pas souffrir, Mildred, fit Swinburne. Tout cela appartient au passé.

Bolitho lui serra fortement la main :

— Pas pour moi, madame. J’y étais, moi aussi.

Elle hocha la tête :

— Je vous imaginais plus âgé… – un léger sourire chassa la tristesse fugitive, elle continua : Il y a là-haut une jeune personne qui souhaite vous voir pour vous remercier de ce que vous avez fait pour elle.

Elle vit que le médecin lui faisait un signe du menton et aperçut soudain sur le pantalon de Bolitho une tache de sang qu’il n’avait pu nettoyer avec ses produits.

— Eh bien, ce sera pour plus tard – et, souriant aux autres : Un héros blessé, une jeune femme en détresse, que rêver de mieux pour Noël ? Vous ne trouvez pas ?

 

Cap sur la Baltique
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